Mathias Enard
J'ai lu, avec mon Club de Lecture, le roman de Mathias Enard (né en 1972), "Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants", en parallèle avec "Pietra Viva", plus poétique à mon goût, de Leonor de Recondo.
Lors de la 30e édition de la Fête du Livre de Bron, Mathias Enard était l'un des invités des lycéens pour parler ce livre pour lequel il a reçu le Prix Goncourt des Lycéens en 2010.
image du Net
Passionné par la langue et la culture orientale (il a étudié le persan et l'arabe et enseigné l'arabe à Barcelone où il réside depuis une quinzaine d'années), Mathias Enard a passé auparavant dix ans au Moyen Orient. Il écrit ses romans en français, mais des articles en arabe et en espagnol pour les journaux. Ecrivain pour le moment, Mathias Enard a le projet d'enseigner à nouveau, plutôt la littérature et l'écriture.
"Le plus important, c'est le souffle", dit-il, car il faut du souffle pour terminer un roman. Lauréat du Goncourt 2015 pour "Boussole" publié chez Actes Sud, ce passeur de langue arabe en français, écrit tous les jours -plutôt le matin- car le travail d'écriture demande de la "régularité" et nécessite de "rentrer dans un monde".
Il aime "donner à rêver autour de la transformation des mondes" et emmener ses lecteurs vers "un nouvel horizon".
Il explique qu'il commence à écrire la fin de ses romans et écrit ensuite pour la rejoindre. Le titre de chaque roman est un choix compliqué car c'est la première chose vue, ce qui donne la couleur (la photo de la page de couverture est importante aussi). Ainsi, le titre final "Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants" phrase de Rudyard Kipling, un alexandrin fait-il remarquer, s'est tout naturellement imposé au titre qu'il avait initialement choisi "Michel-Ange et Istanbul".
"La nuit ne communique pas avec le jour. Elle y brûle".
C'est la première phrase de ce récit. Un récit à deux voix, la voix du narrateur et l'emploi du "tu", voix impersonnelle qui alterne et invite à mieux comprendre et à réfléchir. Ce va-et-vient de chapîtres donne ainsi le ton : une rivière, deux rives, un pont, une fracture de civilisations, une vieille rivalité entre deux génies ; la beauté de l'architecture, de l'amour, de l'amitié, le doute, la peur, la jalousie qui entraîne -inévitablement- à la mort et à la peine...
"La ville balance entre l'Est et l'Ouest comme lui entre Bayazid et le pape, entre la tendresse de Mesihi et le souvenir brûlant d'une chanteuse éblouissante." page 127
Mêlant la fiction à l'Histoire, "Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants" imagine le séjour à Constantinople de Michel-Ange, invité par le sultan Bayazid, pour concevoir un pont pour traverser la Corne d'Or, Bayazid ayant refusé le projet de Léonard de Vinci.
"Le pont sur la Corne d'Or doit unir deux forteresses c'est un pont royal, un pont qui, de deux rives que tout oppose, fabriquera une ville immense. Le dessin de Léonard de Vinci est ingénieux. Le dessin de Léonard de Vinci est si novateur qu'il effraie. Le dessin de Léonard de Vinci n'a aucun intérêt car il ne pense ni au sultant, ni à la ville, ni à la forteresse. D'instinct, Michel-Ange sait qu'il ira bien plus loin, qu'il réussira, parce qu'il a vu Constantinople, parce qu'il a compris que l'ouvrage qu'on lui demande n'est pas une passerelle vertigineuse, mais le ciment d'une cité, de la cité des empereurs et des sultants. Un pont militaire, un pont commercial, un pont relifieux. Un pont politique. Un morceau d'urbanité." page 37
"Michel-Ange n'a pas d'idée. Cet ouvrage doit être unique, chef-d'oeuvre de grâce, autant que le David, autant que la Pietà. En traçant ses premières esquisses, il pense à Léonard de Vinci, à qui tout l'oppose, à croire qu'ils vivent dans deux époques distantes d'une infinité d'éons". page 61
Tout comme son frère ennemi Léonard, Michelangelo a un carnet où il consigne tout, et aime la poésie autant que les plaisirs de la vie.
"Le noir est presque complet... Il entend tintinnabuler ses bracelets lorsque cette forme sombre s'approche de lui, précédée d'un parfum de musc et de rose, de sueur tiède... Elle a chanté pour lui, cette ombre, la voilà à ses côtés, et il ne sait qu'en faire ; il a honte et grand-peur... Les yeux fermés, il imagine le jeune homme ou la jeune femme derrière lui, le coude plié, le visage au-dessus du sien. Il reste immobile, raidi comme un chien d'arrêt." pases 102-103
"... Il garde ce souvenir quelque part dans sa peinture et dans le secret de sa poésie : ses sonnets sont la seule trace incertaine de ce qui a disparu à jamais..."Mesihi, quant à lui, exprimera plus clairement sa douleur ; il composera deux ghazal sur la brûlure de la jalousie, douce brûlure, car elle fortifie l'amour en le consumant. Il a passé la nuit à boire... Il a vu la beauté andalouse quitter discrètement la maison, à l'aube... Il a attendu patiemment Michel-Ange, qui a évité son regard ; il a traîné le sculpteur épuisé jusqu'aux bains de vapeur, a convaincu son âme déchirée de s'en remettre à ses mains ; il l'a baigné, massé, frotté fraternellement ; il l'a laissé s'assoupir sur un banc de marbre tiède, enveloppé dans un linge blanc, et l'a veillé comme un cadavre... Lorsque Michelangelo quitte sa torpeur et s'ébroue, Mesihi est toujours aurpès de lui... Il remercie le poète de ses soins et lui demande d'avoir la gentillesse de le raccompagner à sa chambre, car il souhaite se remettre au travail.
En traversant la Corne d'Or, Michel-Ange a la vision de son pont, flottant dans le soleil du matin, si vrai qu'il en a les larmes aux yeux. L'édifice sera colossal sans être imposant, fin et puissant... le dessin lui apparaît enfin... Un pont surgi de la nuit, pétri de la matière la ville." pages 108-109
L'avantage de l'écrivain sur l'historien c'est la possibilité infinie qu'il a de broder l'Histoire à sa guise. Dans une note à la fin du livre, Mathias Enard s'en explique.
Lors d'un interview à propos de "Boussole" Mathias Enard s'efforce de démontrer que "l'Orient n'est pas celui, sanglant et dévasté, de l'actualité". Il est persuadé que l'on a de plus en plus besoin de la littérature pour "retrouver le temps de la pensée". "Il m'arrive de lire à hautes phrases. Il faut inventer la voix du narrateur, trouver sa façon de penser, son rythme. Il finit par vivre en nous. Une empathie littéraire se crée." "L'art nous aide à recouvrer de la liberté."
Rencontrer un auteur le rend plus sympathique, plus abordable. Ces moments particuliers donnent envie de s'aventurer dans leurs autres romans.