Une photo, quelques mots avec Leiloona
cette semaine Leiloona nous a proposé cette photo de Kot
Victorienne avait pris l’habitude de monter tous les mardis dans le TER de 7 h 28. Elle choisissait toujours la même place, près de la fenêtre, sur l’une des banquettes en face à face, d’un côté à l’aller, de l’autre au retour. La vieille dame connaissait le paysage par cœur. Elle aurait pu le raconter les yeux fermés.
Le mardi, il y avait beaucoup d’étudiants qui prenaient ce train. C’est pour cette raison qu’elle descendait au marché de Vaise, ce jour-là. Ca lui rappelait sa jeunesse, pas si différente à la réflexion, malgré l’écart de générations, mais sans clopes, sans portable et sans casque sur les oreilles, de son temps ! Toute cette jeunesse mettait un peu de soleil dans sa vie grise et monotone. Elle aimait écouter leurs conversations, à la dérobée, l’air absorbé dans un livre qu’elle ne lisait pas, car pour lire il y avait trop de bruit. Et puis, il fallait qu’il fasse vraiment clair, ses lunettes commençaient à vieillir, comme elle.
Souvent une petite brunette venait s’asseoir en face. Elle devait mal dormir, cette petite, à cause de ses études certainement, car elle s’affalait sur la banquette. La vieille dame avait l’habitude de se tenir bien droite. Elle se souvenait d’une réflexion que lui répétait sa mère, à longueur de journée : «tiens-toi droite». Alors, à 88 ans, elle y pense encore et se redresse… L’éducation, de son temps, c’était autre chose...
Son petit chapeau de paille ne la quittait guère. Il était usé mais elle l’aimait bien. Et puis, sa petite retraite ne lui permettait pas d’en changer tous les ans. La paille, ça tient chaud l’hiver et frais l’été, disait sa grand-mère qui déjà en portait un. La forme était différente, mais la paille c’est de la paille, Dieu merci. En septembre, elle ira à la Braderie de la Croix-Rousse en acheter un neuf.
Un jour, après avoir échangé quelques sourires, Victorienne avait osé adresser la parole à Léa (le prénom de la jeune fille, un prénom ancien revenu à la mode, qui l’avait écouté avec beaucoup d’attention, durant tout le trajet dans ce TER qui avait remplacé le train bleu du Val de Saône qui circulait sur la rive gauche pendant la guerre de 39-45.
Victorienne avait connu son futur mari dans ce train bleu. Il travaillait à la SNCFet elle était secrétaire dans une manufacture de boutons. Une joyeuse bande s’était formée, au fil du temps, garçons et filles riaient, plaisantaient et chantaient jusqu’à la gare de Neuville. La guerre, Victorienne n'aimait pas en parler...
Léa n'a pas pu dormir pendant le trajet, mais elle a gagné l'affection de Victorienne qui lui a donné son adresse et l'a invitée à venir la voir, un dimanche, après ses examens, pour feuilleter ses albums photos... Et peut-être même qu'à la rentrée prochaine, Léa pourrait habiter chez Victorienne. Elle lui tiendrait un peu compagnie et lui ferait ses courses. Les années passent si vite. Victorienne se rendait bien compte que ses jambes ne la portaient plus.